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Hervé Guibert (1955 - 1991)
Pouvoir d'action prophétique de l'écriture guibertienne
Claire Pépin, août 2006
Lorsqu’il meurt le 27 décembre 1991 à l’âge de trente-six ans seulement, Hervé Guibert est devenu une légende. Outre l’aspect scandaleux provoqué par l’aveu de sa maladie, le sida a contribué à rendre l’artiste célèbre parce que l’ensemble de son œuvre semblait le diriger vers cette issue fatale, à tel point que ses écrits de jeunesse constituent aux yeux de certains critiques une « annonce troublante, irrationnellement prophétique et précise »(1) des événements qui l’ont touché par la suite. Le destin de l’écrivain fait ainsi étrangement écho à celui qu’il envisageait pour lui-même dès ses premiers textes. Les coïncidences entre les écrits de jeunesse d’Hervé Guibert et plusieurs des éléments biographiques tardifs le concernant nous poussent à faire le constat suivant : les premiers écrits guibertiens annonçaient le cours de la destinée de leur auteur. Dans quelle mesure serait-il possible de considérer que ces écrits auraient même déterminé le cours de cette destinée ?
La question revient à se demander dans quelle mesure il serait possible d’attribuer à l’écriture guibertienne un pouvoir prophétique ayant agi sur la propre vie de l’auteur. Par l’évocation d’un pouvoir prophétique, nous envisageons ici l’hypothèse que cette écriture serait dotée d’une qualité telle qu’elle pouvait non seulement prévoir mais aussi décider la trajectoire biographique de son auteur. Pour valider une telle hypothèse, il faudrait établir que les écrits de jeunesse d’Hervé Guibert ont eux-mêmes causé les éléments biographiques qu’ils annonçaient. Sans prétendre parvenir à démontrer un tel rapport de cause à effet, nous pouvons néanmoins formuler le problème suivant qui guidera notre étude : pourquoi l’hypothèse postulant que l’écriture guibertienne possède un pouvoir d’action prophétique peut sembler pertinente et quel est alors son intérêt dans le cadre de l’œuvre d’Hervé Guibert ?
Pour tenter de répondre à cette question, nous analyserons les rapports entre les œuvres de jeunesse d’Hervé Guibert dans lesquelles l’auteur fantasme des scènes de son avenir et les œuvres tardives dans lesquelles l’écrivain désormais malade du sida rend compte de l’avenir réel auquel il s’est trouvé confronté. Pour distinguer chronologiquement les écrits de jeunesse des écrits tardifs, nous retiendrons la classification employée par Bruno Blanckeman. Le critique range les écrits guibertiens selon les trois phases suivantes : l’âge jeune, l’âge adulte et l’âge du mal(2). Nous avons choisi pour les écrits de « l’âge jeune » de nous concentrer sur ceux qui sont recueillis dans La Mort propagande et autres textes de jeunesse et qui ont été rédigés avant 1977(3). Dans ce recueil au titre déjà significatif, l’écrivain se projette en effet à plusieurs reprises dans l’avenir en évoquant la destinée qui l’attend. Pour les écrits de « l’âge du mal », nous nous appuierons principalement sur les récits qui forment la trilogie dite du sida – À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel et L’Homme au chapeau rouge – dans la mesure où l’auteur y fait justement allusion à ces textes de jeunesse et y suggère lui-même que son écriture peut avoir une valeur prémonitoire.
Avant d’aller plus en avant dans cette étude, il convient aussi de préciser les spécificités génériques des textes guibertiens sur lesquels nous nous proposons de travailler. La plupart des œuvres d’Hervé Guibert transgressent en effet les limites habituelles du genre dans lesquelles elles s’inscrivent. Les quatre œuvres de notre corpus ne font pas exception, et leur classification générique fait l’objet de débats au sein de la critique, qui les considère tantôt comme des « romans autobiographiques », tantôt comme des « autofictions », tantôt comme des « romans » ne respectant pas le pacte « romanesque »(4). Il est certain toutefois que ces textes comportent chacun de nombreux éléments autobiographiques, à tel point qu’il peut sembler que le narrateur et l’auteur s’y confondent. Ainsi, le narrateur se nomme Hervé Guibert, il suit le même parcours que l’auteur, souffre des mêmes maladies et il est lui-même écrivain de profession. En tenant compte de cette structure énonciative et narrative particulière, nous choisirons d’employer la formule « auteur-narrateur » pour analyser les passages dans lesquels nous estimons que l’auteur se sert directement du narrateur comme porte-parole. Cette formule nous permettra en outre de distinguer la destinée réelle de l’auteur du destin romanesque du narrateur et ainsi de mesurer plus précisément le pouvoir d’action prophétique présumé de l’écriture guibertienne, selon qu’il concerne le narrateur, l’auteur-narrateur ou l’auteur exclusivement.
Le narrateur des écrits guibertiens tardifs est celui qui oriente l’attention du lecteur sur la question du destin personnel de l’auteur, l’invitant à remarquer les coïncidences existant entre le contenu des écrits de jeunesse d’Hervé Guibert et les événements l’ayant touché ensuite. Ainsi, en rapportant par exemple dans Le Protocole compassionnel la proposition que Jules lui fait de photographier son squelette, le narrateur guibertien saisit l’occasion pour noter que d’autres suggestions du même ordre lui ont été faites, l’une d’entre elles consistant notamment à apparaître nu au dernier tableau d’un spectacle à Avignon. Ces propositions ne sont pas sans faire penser étrangement à des textes plus anciens d’Hervé Guibert qui décrivaient une même forme de mise en scène, soupçons d’ailleurs confirmés par le narrateur qui nous y renvoie : « J’avais retrouvé des textes, écrits quand j’avais vingt ans, qui décrivaient déjà ce spectacle, cette maladie et cette nudité »(5). Les termes « spectacle, maladie, nudité » employés ici reflètent la volonté de dévoilement et de transparence totale qui caractérise l’ensemble de ces propositions aux yeux du narrateur, par-delà leur exhibitionnisme apparent, comme le souligne ensuite ce commentaire : « Hector avait bien saisi le sens de cette prestation, d’aller au bout d’un dévoilement, mais la démarche n’était-elle pas stupide, puisqu’il l’avait immédiatement contestée : ‘On va dire, avait-il dit, que vous vous exhibez.’ » (6) . L’anecdote sert donc de prétexte au narrateur pour renvoyer le lecteur vers d’autres textes, tout en lui livrant une clef de lecture pour les approcher, à savoir, l’importance cruciale du dévoilement de soi au-delà de toute question de décence ou de morale. C’est ainsi que le lecteur est invité à relire les textes que l’auteur a écrits à l’âge de vingt ans, dans la perspective qui lui est donnée par le narrateur, textes qui sont réunis dans le recueil de La Mort propagande et autres textes de jeunesse.
Or leur lecture confirme bien les propos du narrateur puisqu’ils font étrangement écho aux situations qu’il décrit, en particulier dans l’extrait suivant :
Moi je veux lui laisser élever sa voix [celle de la mort] puissante et qu’elle chante, diva, à travers mon corps. Ce sera ma seule partenaire, je serai son interprète. Ne pas laisser perdre cette source de spectaculaire immédiat, viscéral. Me donner la mort sur une scène, devant des caméras. Donner ce spectacle extrême, excessif de mon corps, de ma mort. En choisir les termes, le déroulement, les accessoires. Faire filmer mon corps en décomposition, jour après jour, éclaté sous le feu, étalé, cloué, exposé (…). Ce spectacle ravira, plus beau qu’un film d’horreur, plus tragique qu’un sacrifice de sainte dans la mâchoire d’un tigre (…) Qui voudra bien produire mon suicide, ce best-seller ? (7)
Le thème du dévoilement parcourt bien l’ensemble de cet extrait, comme le narrateur des écrits tardifs nous l’avait indiqué. Ce passage peut d’ailleurs se lire comme un programme, ce que suggère l’emploi du futur de l’indicatif (« sera, serai, ravira ») suivi d’une série d’infinitifs (« ne pas laisser perdre, me donner, donner, en choisir, faire filmer ») qui font penser à une recette décrivant successivement chacune des étapes par lesquelles il faut passer pour arriver au résultat voulu. En outre, nous remarquons qu’il s’agit d’une projection dans un avenir décrit non sur le mode de l’hypothèse, identifiable par l’emploi d’un conditionnel, mais sur celui de la certitude. Or, le parallèle entre cet extrait auquel le narrateur nous renvoie et le contenu autobiographique des écrits de l’âge du mal est troublant, d’autant qu’il semble également nous avertir d’un autre rapprochement possible.
En effet, le « film » dont il est question dans l’extrait (« Faire filmer mon corps en décomposition ») annonce le film que l’auteur-narrateur du Protocole compassionnel envisage de tourner, un film dont le sujet concerne précisément sa maladie et ses derniers instants de vie. Ce film a lui-même été l’objet d’une proposition de dévoilement faite à l’auteur-narrateur puisque c’est une « productrice de télévision »(8)qui le lui a suggéré. Dans L’Homme au chapeau rouge, l’auteur-narrateur va d’ailleurs continuer de filmer ses opérations chirurgicales. Cette anecdote renvoie à un élément réel de la biographie d’Hervé Guibert, qui a effectivement réalisé, avec l’appui d’une productrice de télévision – Pascale Breugnot – un film sur les moments ayant précédé sa mort, intitulé La Pudeur ou l’Impudeur. Le rapprochement entre son texte, originellement publié en 1977, et le récit qui nous y renvoie, Le Protocole compassionnel, tend donc à suggérer que l’auteur est désormais en train d’accomplir le programme qu’il avait établi pour lui-même auparavant. L’écriture guibertienne aurait ainsi scellé le destin de son auteur.
Cette brève analyse a pour nous le mérite de révéler le système d’échos et de ricochets qui rattache les écrits de l’auteur entre eux, en les reliant aussi à ses autres œuvres (son film en l’occurrence) et à sa biographie. C’est l’existence d’un tel système qui rend pertinente la formulation de l’hypothèse que nous avons mentionnée, à savoir que l’écriture guibertienne serait dotée d’un pouvoir prophétique agissant sur la vie de l’auteur : les textes guibertiens, en raison de leur contenu fortement autobiographique, semblent produire des conséquences réelles dans la vie de l’auteur, conséquences qui affectent à leur tour ses écrits. Dans le cadre de cette hypothèse, Hervé Guibert serait à la fois la victime et l’auteur du sort qu’il aurait programmé pour lui-même dans ses écrits, ce que le narrateur des récits tardifs nous indiquerait avec preuves à l’appui, à savoir, ses écrits de jeunesse. Ces preuves ne suffisent pas néanmoins à valider l’hypothèse, elles ne font que lui donner du crédit. Elles prouvent la pertinence de cette hypothèse mais elles ne l’accréditent pas. Compte tenu du problème que nous nous sommes posés, il s’agit désormais pour nous de comprendre pourquoi cette hypothèse peut faire sens afin de dégager l’intérêt qu’elle présente pour l’œuvre d’Hervé Guibert.
Une fois qu’il admet la possibilité d’un pouvoir d’action prophétique de l’écriture guibertienne, possibilité à laquelle il a été sensibilisé par le narrateur, le lecteur est conduit à remarquer la résonance troublante du sida faisant irruption dans une œuvre qui rêvait la mort et l’envisageait sans cesse – pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Boulé – la première page du journal d’Hervé Guibert publié post-mortem l’évoquant déjà de manière symptomatique : « je peux facilement m’imaginer mort »(9). Parce que l’écrivain privilégie les thèmes de la mort, de la maladie, de l’agonie et de la souffrance depuis ses premiers ouvrages, les récits du sida s’inscrivent en effet dans la continuité de son œuvre de jeunesse, ce que l’auteur-narrateur prend soin de souligner. Il est alors possible de considérer que ce dernier aurait pu deviner à l’avance quelle allait être sa destinée, à la manière de l’Œdipe-Roi de Sophocle qui, grâce à l’oracle, connaissait le destin terrible qui devait s’abattre sur lui. Dans le cas d’Œdipe, ce destin s’accomplit d’ailleurs justement parce qu’il cherche à l’éviter : Œdipe est ainsi responsable de sa propre tragédie. Aristote dans la Poétique salue ce coup de théâtre :
La reconnaissance – son nom même l’indique – est le retournement qui conduit de l’ignorance à la connaissance, ou qui conduit vers l’amour ou bien la haine des êtres destinés au bonheur ou bien au malheur. La reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’une péripétie, comme celle qui prend place dans Œdipe.(10)
Nous pouvons reprendre ces mêmes termes aristotéliciens pour commenter les récits de la trilogie du sida : la découverte de sa maladie déclencherait chez l’auteur-narrateur le mouvement de « reconnaissance ». Il prendrait alors conscience du pouvoir d’action prophétique de son écriture et de la portée tragique de sa destinée, celle-ci étant déterminée par ses écrits, alors même qu’il lui est devenu impossible de la modifier. L’auteur-narrateur des écrits tardifs de notre corpus ressemblerait donc à un Œdipe qui écrirait l’histoire de sa propre tragédie alors que la reconnaissance a déjà eu lieu.
Or, comme Aristote l’a remarqué, la « reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’une péripétie ». Ce terme de péripétie désigne un renversement tel qu’il semble démontrer que l’aléatoire est soumis à une logique. Comme nous l’avons précisé plus tôt, dans le cas d’Œdipe-Roi, la péripétie tient au fait que le héros provoque son destin en cherchant à l’éviter : en voulant échapper à la prédiction de l’oracle de Delphes, il se rend coupable du crime d’hybris, c’est-à-dire qu’il fait preuve d’un orgueil démesuré en croyant pouvoir défier les dieux. La péripétie renforce le tragique en indiquant en même temps en quoi le destin d’Œdipe fait sens. Pierre Schoentjes, théoricien de l’ironie, considère que la péripétie aristotélicienne, qui soumet le hasard à un ordre, correspond en fait à l’ironie du sort en termes contemporains : « C’est sous l’étiquette de peripeteia que les Anciens connaissaient un principe d’écriture que nous nommons aujourd’hui ironie du sort »(11).
La destinée de l’auteur-narrateur, envisagée dans le cadre de l’hypothèse d’un pouvoir d’action prophétique de son écriture, repose elle aussi sur une telle péripétie ou ironie du sort parce qu’elle nous conduit à considérer que celui-ci, comme Œdipe, est à la fois victime et responsable de sa propre tragédie. Marie Darieussecq compare ainsi la position de l’auteur-narrateur à celle de Julien Sorel qui, dès les premières pages du Rouge et le Noir, aurait pu déchiffrer l’anagramme de son nom dans celui de « Louis Jenrel », un meurtrier dont le journal annonce la décapitation. Cependant, l’ironie veut que le héros – qu’il s’agisse de Julien Sorel ou de l’auteur-narrateur – reste aveugle à cette mise en abyme de son destin, qui ne paraît évidente qu’après la « reconnaissance »(12). C’est pourquoi la critique choisit de qualifier l’auteur de « Cassandre autobiographe »(13) , prévoyant tout mais ne pouvant rien prévenir, ses écrits devenant le mécanisme déclencheur du destin s’abattant sur lui. Citant Serge Doubrovsky, qui a observé qu’ « écrire sa vie n’est pas un acte innocent, [que] c’est un défi qui fait retour dans l’existence »(14), elle entreprend d’analyser en quoi l’œuvre autobiographique présente aurait affecté la vie future de l’écrivain d’une manière qui peut sembler ironique.
Comme le montre son analyse, le lecteur est porté à croire que le sida serait pour ainsi dire la maladie qu’attendait l’œuvre d’Hervé Guibert qui la contenait en germe : elle l’aurait donc programmée dès ses débuts. « Je baiserai les mains de celui qui m’apprendra ma condamnation »(15), se rappelle avoir dit le narrateur de À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie au docteur Aron, suggérant en effet une telle attente, que le sida aurait permis de combler. Le narrateur insiste encore sur cette même idée en nous livrant par exemple des extraits de lettres écrites par des lecteurs sensibles justement à cette forme d’attente qui se verrait comblée par le sida, puis par la mort d’Hervé Guibert :
Les autres lettres disaient : « Vous allez mourir, ça c’est sûr, mais c’est formidable, parce qu’il y a une logique extraordinaire dans cette mort par rapport aux livres que vous avez écrits. N’oubliez pas, au moment de mourir, que je continuerai toujours à faire connaître vos livres autour de moi, et que ça fera une grande vague pleine de répercussions. » (16)
Nous allons nous attarder sur cet extrait de lettre et essayer de l’étudier au regard du problème que nous avons envisagé. La première phrase est dérangeante et brutale, puisqu’elle considère la mort à venir de l’auteur-narrateur comme « formidable ». L’explication de cette brutalité résiderait dans la « logique extraordinaire » de l’œuvre que la mort seule de l’auteur-narrateur semble pouvoir permettre. Cette « logique extraordinaire » fait bien référence à l’hypothèse selon laquelle l’écriture guibertienne aurait un pouvoir d’action prophétique sur la vie de son auteur. L’extrait de la lettre suggère ainsi que la mort d’Hervé Guibert servirait en quelque sorte à valider rétrospectivement cette hypothèse, en plaçant définitivement le destin de l’auteur sous le signe de l’ironie du sort.
Pierre Schoentjes nous donne une clef pour comprendre pourquoi les lecteurs en question peuvent tenir à ce que la logique de l’œuvre de Guibert soit respectée lorsqu’il remarque que « la beauté de l’ironie provient de ce qu’elle ajoute une nécessité là où peut-être il n’y avait qu’un hasard »(17). Ce spécialiste explique ici que nous aimons l’ironie du sort parce que nous avons une tendance à préférer les histoires soutenues par une logique, logique qu’elle met justement en lumière. Citant l’exemple de la légende très répandue du Dr Guillotin selon laquelle l’inventeur de la guillotine aurait lui-même péri sur l’échafaud, légende qui est en fait inventée de toutes pièces, Pierre Schoentjes remarque en effet que : « l’homme refusant le hasard, l’ironie montre comment, pour lui échapper, il charge le monde de sens »(18) . La mort de Guibert fait sens par rapport à son œuvre, puisqu’elle permet de considérer que l’auteur est soumis au destin qu’il aurait lui-même provoqué par ses écrits, ce qui explique pourquoi les lecteurs la trouvent « formidable ». L’intérêt que présente l’hypothèse du pouvoir d’action prophétique de l’écriture guibertienne est ainsi de « charger » le destin de l’auteur « de sens », pour reprendre les termes de Schoentjes.
Cependant, quel serait exactement le sens que donnerait cette hypothèse à l’œuvre et au destin de l’auteur ? Un élément de réponse se trouve peut-être dans le passage suivant, dans lequel le narrateur se rappelle l’un des textes qu’il aurait commencé à écrire plus tôt :
[J]e n’avais pas le courage d’affronter sa vraie première phrase (…) que je repoussais chaque fois le plus loin possible de moi comme une vraie malédiction, tâchant de l’oublier car je craignais de la valider par l’écriture : « Il fallait que le malheur nous tombe dessus. » Il le fallait, quelle horreur, pour que mon livre voie le jour.(19)
Dans ce passage, le narrateur suggère en effet un pouvoir des mots qui le dépasse et contre lequel il ne peut pas lutter, la « vraie » première phrase qu’il doit écrire contre son gré entraînant parallèlement une « vraie » malédiction. Le narrateur établit ici une dichotomie entre l’écriture et la vie selon laquelle être fidèle à l’une signifie qu’il doit sacrifier l’autre. Les textes de notre corpus nous invitent ainsi à penser que l’auteur-narrateur aurait consciemment choisi de préférer l’écriture à la vie (« Il le fallait (…) pour que mon livre voie le jour ») en acceptant de composer son destin alors même que cela entraînerait sa disparition. L’ironie du sort et la croyance en un pouvoir d’action prophétique de l’écriture guibertienne fondent dès lors l’un des principes de son œuvre qui se veut totalisante au point de laisser la fiction prendre le pas sur la réalité et l’art sur la vie. L’auteur est d’ailleurs sensible à « [l]’idée que dans un art il faut laisser sa peau »(20) selon la formulation qu’il lui donne dans son journal. Le sida, plus que la maladie nécessaire à l’œuvre de Guibert, serait donc en fait la maladie que le lecteur croit nécessaire à l’œuvre de Guibert, tombant dans le piège de l’auteur-narrateur qui implique que l’écrivain se serait volontairement sacrifié à son œuvre.
L’hypothèse d’un pouvoir d’action prophétique de l’écriture guibertienne fait donc sens pour l’œuvre et la vie de l’auteur, qui s’en sert comme profession de foi artistique et littéraire. En réutilisant les termes employés par Hervé Guibert lui-même dans l’extrait de La Mort propagande que nous avons commenté, nous pouvons noter que si l’on considère que son écriture est dotée d’un tel pouvoir, le récit de sa destinée devient alors « plus tragique qu’un sacrifice de sainte dans la mâchoire d’un tigre » : l’auteur-narrateur aurait dans ce cas délibérément choisi de se sacrifier à la cause de son écriture et plus généralement, à la cause de l’art. Pourtant, il convient de rappeler à l’instar de Mathieu Lindon, l’ami de Guibert qui avait l’habitude de relire et de corriger ses textes, qu’il n’y a rien d’ « extraordinaire »(21) à prédire sa propre mort, pour réemployer l’adjectif utilisé par les lecteurs fictionnels du Protocole Compassionnel pour qualifier la « logique » de l’œuvre de l’écrivain. Le talent d’Hervé Guibert est donc, par le biais du narrateur, d’avoir rendu l’hypothèse du pouvoir d’action prophétique de son écriture crédible, donnant ainsi à sa mort une résonance ironique frappante au sein de son œuvre, censée confirmer le caractère prémonitoire présumé de ses écrits, alors même que la mort s’inscrit normalement par définition au-delà de l’œuvre. La mort à venir de l’auteur devient dans cette perspective un élément constitutif de l’œuvre même puisque celle-ci l’aurait annoncée : si l’écriture est dotée d’un pouvoir d’action prophétique, écrire sa mort à l’avance revient à écrire sa mort tout court. D’une certaine manière, Hervé Guibert serait ainsi parvenu à écrire sa propre mort, alors même que l’écriture de sa mort est normalement, avec celle de sa naissance, le point limite qui reste au-delà de la portée de tout auteur, comme le fait observer Louis Marin dans La Voix excommuniée. L’écrivain donne ainsi l’illusion d’avoir réussi à composer une « autobiothanato-graphie » (22) selon l’expression consacrée par Marin dans ce même ouvrage.
Les lecteurs dont il est question dans le passage précédent auraient ainsi cédé à l’attrait que présente l’hypothèse d’un pouvoir d’action prophétique de l’écriture guibertienne. La mort de l’écrivain leur semble « extraordinaire » parce qu’ils estiment que c’est l’œuvre elle-même qui a rendu celle-ci nécessaire. Or tout comme l’auteur a décrit sa mort, il a également détaillé la manière dont il allait guérir. Si cette prédiction du narrateur n’a pas réussi à sauver l’auteur, il est légitime de se demander dans quelle mesure d’autres prédictions similaires auraient a contrario contribué à déterminer son destin. Comment justifier que les écrits de Guibert prennent une valeur prémonitoire lorsqu’ils trouvent un écho dans le destin futur de l’écrivain et qu’ils sont seulement de l’ordre du souhait quand ils n’en trouvent pas ? Une loi systématique et infaillible que l’auteur-narrateur lui-même se plaît d’ailleurs à (d)énoncer, nous aidant à déjouer le piège dans lequel risque de tomber celui qui croit au pouvoir d’action prophétique de l’écriture guibertienne : « je peux en imaginer plusieurs fins, qui sont toutes pour l’instant du ressort de la prémonition ou du vœu »(23). Le narrateur indique ainsi que le lecteur qui donne trop de crédit à l’hypothèse d’un pouvoir d’action de l’écriture risque de minimiser le pouvoir d’action de l’écrivain, capable de nous piéger.
L’étude que nous avons menée ne consistait pas à démontrer l’existence d’une action produite par l’écriture guibertienne, mais visait à montrer la manière dont l’écrivain a su tirer profit de la possibilité qu’une telle action existe, en se servant de la structure narrative et énonciative particulière sur laquelle il bâtit ses textes. En effet, c’est le narrateur des écrits tardifs qui nous renvoie vers les écrits de jeunesse et qui tend le piège de l’auteur en alimentant notre croyance en un pouvoir d’action prophétique de l’écriture guibertienne. Que le piège fonctionne ou non, la mise en avant de l’hypothèse d’un pouvoir d’action prophétique de l’écriture est alors productrice de sens dans le cadre de l’œuvre d’Hervé Guibert parce qu’elle contribue à valoriser certains des principes artistiques défendus par l’auteur : son exigence d’absolu et son ambition de conquête de soi à travers l’écriture, par-delà la maladie ou la mort.
Claire Pépin, diplômée de Sciences Po Paris et d'une maîtrise de lettres sur Hervé Guibert "De l'ironie tragique à l'ironie romantique dans la trilogie du sida d'Hervé Guibert", prépare actuellement un Master 2 de recherche sur l'image et le stéréotype des Etats-Unis dans l'oeuvre de Beauvoir.
Notes
1. Marie Darieussecq, Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie tragique chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec, 1997, p. 170
2. Cf Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2000
3. La Mort propagande a été éditée et publiée en 1977. Les autres textes ont été écrits avant cette même époque et ont été soumis au même éditeur mais n’ont pas pu être publiés. Dans le cadre de notre étude, nous retiendrons donc leur date d’écriture et non celle de publication.
4. Au sujet de ces controverses, cf notamment Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert : l’entreprise de l’écriture du moi, Paris, L’Harmattan, 2001.
5. Hervé Guibert, Le Protocole compassionnel, Paris, Folio Gallimard, 1991, p. 31
6. Ibid.
7. Hervé Guibert, La Mort propagande et autres textes de jeunesse, Paris, R. Deforges, 1991, p. 172-173
8. « Je ne pouvais plus avoir des rendez-vous dans la journée, spécialement avec cette productrice de télévision dont il estimait la proposition avilissante », Hervé Guibert, Le Protocole compassionnel, Paris, Folio Gallimard, 1991, p.42.
9. Hervé Guibert, Le Mausolée des amants : Journal 1976-1991, Paris, Gallimard, 2001, p. 10.
10. Aristote, Poétique, Paris, Livre de Poche, 2003, 1452 b, p. 101.
11. Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Clausen & Bosse, Seuil, 2001, p. 53.
12. Cf introduction in Marie Darieussecq, Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie tragique chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec, 1997.
13. Marie Darieussecq, Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie tragique chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec, 1997, p. 53.
14. Ibid, p. 57 citant Serge Doubrovsky, L’après-vivre, quatrième page de couverture.
15. Hervé Guibert, À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Folio Gallimard, 1990, p. 49
16. Hervé Guibert, Le Protocole compassionnel, Paris, Folio Gallimard, 1991, p. 204-205
17. Pierre Schoentjes, « Un supplément de liberté » in L’Ironie, le sourire de l’esprit, Paris, Autrement, 1998, p. 118
18. Ibid
19. Hervé Guibert, À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Folio Gallimard, 1990, p. 237
20. Hervé Guibert, Le Mausolée des amants : Journal 1976-1991, Paris, Gallimard, 2001, p. 181
21. Cf Mathieu Lindon, Je vous écris, Paris, POL, 2004
22. Louis Marin, La Voix excommuniée, Paris, Galilée, 1981, p. 37
23. Hervé Guibert, À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Folio Gallimard, 1990, p. 10