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Bernardo Carvalho, Les initiales, traduit du portugais par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, Rivages, 2002.

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Hervé Guibert, personnage de roman

 

   « Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite », peut-on lire en guise d’avertissement. C’est peut-être, dès cet élément paratextuel, que l’auteur signe avec le lecteur ce qui relève d’un pacte de mystification, qui très probablement, aurait fait sourire Hervé Guibert. Car la quatrième de couverture est, elle, sans aucune ambiguïté quant au projet de Bernardo Carvalho : « brouiller les pistes », se livrer « à un jeu complexe d’identités », entrainer « le lecteur dans un véritable labyrinthe ».

    De quoi est-il question dans ce « roman » ? Le narrateur relate quelques jours passés dans le monastère d’une île, « E », en compagnie d’autres personnes dont un écrivain connu, «M.», malade, écrivant compulsivement son journal et réalisant un film à l’aide d’un camescope. Il arrive sur l’île en compagnie de « C. », écrivain lui aussi, disposant par ailleurs « d’une rubrique régulière dans un journal important ». Il y est accueilli sur le port par « G. », amant de « M. », mort six mois après lui et « H. », sa compagne et mère de ses deux enfants, qui leur aura survécu. Tout lecteur de Guibert comprendra aisément que Les initiales relate un séjour du narrateur, en août 1990 (un an et demi avant la mort de « M. »), sur l’île d’Elbe, en compagnie d’Hervé Guibert, Thierry, Christine et Mathieu Lindon. Plus précisément, le roman raconte un dîner dans le monastère, où douze personnes sont réunies, et où l’une d’entre elles va gâcher le spectacle pyrotechnique qu’avait imaginé « M. ». Chacun des convives se voit doté d’une initiale on imagine trompeuse, et il faudrait pousser plus loin la recherche pour ouvrir toutes les portes de ce roman à clé. 

    Roman à clé ? Faut-il réduire Les initiales à ce genre, auquel appartient le livre de l’une des convives, « l’héritière des produits laitiers », qu’elle rêve de voir chroniqué par « C », dans le journal pour lequel il travaille ? Roman à clé, certes, mais aussi pastiche, au sens presque proustien du terme, c’est-à-dire exercice d’imitation mais aussi d’admiration, avec tout ce que cette dernière peut contenir parfois de flèches, de piques, car il s’agit toujours de se mesurer au « M. » aître :

 

Tandis que je me souviens à mesure que j’avance au hasard dans ce texte, il me vient à l’idée que si je le soumettais à C., il m’en reprocherait certainement le ton, il dirait que c’est obscène, que j’écris, avec toutes ces initiales, à la manière de M., que ce n’est rien d’autre qu’un pastiche, une parodie des pages et des pages du journal qu’il s’astreignait à écrire sans discontinuer dans la sacristie […]. (p.13)

 

Quelques pages plus tard, il parlera de « ce pastiche de merde », en évoquant le livre en train de s’écrire. On pense alors aux passages de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, où le narrateur dit se mesurer à Thomas Bernhard :

 

j’attends avec impatience le vaccin littéraire qui me délivrera du sortilège que je me suis infligé à dessein par l’entremise de Thomas Bernhard, transformant l’observation et l’admiration de son écriture [...] en motif parodique d’écriture, et en menace pathogène, en sida, écrivant par là un livre essentiellement bernhardien par son principe, accomplissant par le truchement d’une fiction imitative une sorte d’essai sur Thomas Bernhard, [...] et moi, pauvre Guibert, je jouais de plus belle, je fourbissais mes armes pour égaler le maître contemporain, moi pauvre Guibert, ex-maître du monde qui avait trouvé plus fort que lui et avec le sida et avec Thomas Bernhard […]. (À l’ami, Paris, Gallimard, p.216-217)

 

De cette manière, Les initiales devient-il à son tour un roman guibertien, un roman de la fascination et de la pointe réunies : 

 

Ce qui fascinait dans les livres de M. c’était justement ce projet autobiographique, l’importance qu’il attribuait à sa propre vie, comme si elle était particulièrement significative, il faisait flèche de toutes les ruses possibles pour en faire un mythe. Autant ses romans étaient autobiographiques, autant les pages de son journal regorgeaient de fiction. (p.33)

 

Ainsi, « M. » désignerait à table la place de chaque convive, « comme il le faisait avec les personnages de son journal interminable, en réorganisant constamment, sans le moindre embarras, le monde autour de lui », il édifierait « une sorte de religion » autour de sa propre personne, se livrerait à des stratagèmes pour précipiter le départ d’un convive gênant du monastère, il ne se lasserait pas de raconter sa rencontre avec « un peintre autrichien », périphrase qui rappelle évidement l’interview et la photo volée de Balthus. Des scènes de la vie quotidienne sur l’île sont aussi rapportées qui rappellent La Pudeur ou l’Impudeur ou certaines de ses photographies : « G. entrant dans l’eau et en ressortant avec M. dans les bras, comme dans une sorte de baptême biblique », les bougies dans la sacristie, les trajets en mobylette sur les chemins caillouteux autour du monastère… L’exercice d’admiration, on le comprend dans ces pages, frôle parfois l’exercice de trahison. Mais Hervé Guibert n’avait-il pas lui-même transformé son entourage en personnages, en initiales, n’avait-il pas « rénové [le style] de façon radicale et [l’avait] doté d’un nouveau sens poétique » ? N’est-il pas légitime de le voir devenir, à son tour, victime d’un genre qu’il avait lui-même renouvelé ? Et enfin, faire de Guibert le personnage d’un roman qui imite les siens, n’est-ce pas lui rendre un bel hommage ?

   Ajoutez à cela l’intrigue autour d’une boîte remise (par erreur ?) au narrateur, sur laquelle sont gravées au couteau des initiales mystérieuses, l’histoire d’un meurtre et d’un assassin, des rebondissements dignes d’un roman policier, et se dessine un roman dans la veine de L’Incognito

   Il ne s’agit pas ici de lire (seulement) le roman comme un texte factuel ou purement autobiographique, alors même qu’il nous invite perversement à le faire. De nombreuses clés sont peut-être trop transparentes pour ne pas les considérer avec le recul nécessaire à la lecture de ce genre de texte. On n’enfonce pas des portes ouvertes. Dans la dernière page de L’Image fantôme (Minuit, 1981, p.170), le narrateur déclarait : « Il faut que les secrets circulent… ». Qu’ils circulent comme la mémoire d’un écrivain. Les initiales fait circuler le souvenir d’une soirée à Santa Caterina, sur l’île d’Elbe et ce, sans déranger les morts : il les pince avec une douce cruauté, dont on sait qu’elle est plus agréable que douloureuse.

 

Arnaud Genon

Le 2 novembre 2023

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